Dès l’introduction, Sir Simon Rattle pose le décor, ou plutôt ne le pose pas. Le Prélude est comme un précipité d’angoisse : on croit voir Janáček au chevet de sa fille mourante, l’enfant de Jenůfa sera son double de papier et de notes, après tout l’opéra fut composé face à l’agonie, comme en contrepoint.
Ce qui importe ici n’est pas l’ancrage morave, le village n’est pas folklore, ce sont des gens du quotidien, une communauté montrée sous tous ses angles, principe que Benjamin Britten reprendra dans Peter Grimes. Aucun des protagonistes ne sera sa caricature, à commencer par la Kostelnička que le chant tenu de Katarina Karnéus écarte de toute monstruosité. En regard, la Jenůfa d’Agneta Eichenholz – souvenez-vous, la géniale Lulu de Covent Garden c’est elle ! – paraît moins innocente, plus ambigüe, ce que le soprano parfois amer fait entendre.
Aleš Briscein campe un Laca désespéré ; le couteau est dans sa voix, qui entaillera la joue de Jenůfa : bien plus qu’un simple jaloux impuissant, alors que Števa n’échappera pas à sa simple ivrognerie : Nicky Spence l’incarne pour ainsi dire « brut de décoffrage » laissant le centre dramatique se déplacer vers les seules femmes.
Acte II empoisonné, insoutenable, où Katarina Karnéus est fascinante : son chant fait croire que l’on peut lire dans ses pensées. L’adresse finale de Jenůfa au jour de ses noces, après que le dégel rend le corps de l’enfant, est glaçante.
Sans la scène, sans la violence de la scène, Sir Simon Rattle et ses chanteurs révèlent toute l’effroyable noirceur de ces âmes perdues. Et maintenant, espérons L’Affaire Makropoulos : Agneta Eichenholz serait une fascinante Emilia Marty.
LE DISQUE DU JOUR
Leoš Janáček (1854-1928)
Jenůfa, JW I/4
Carole Wilson,
mezzo-soprano (Grand-mère Buryja)
Katarina Karnéus,
mezzo-soprano (Kostelnička)
Agneta Eichenholz,
soprano (Jenůfa)
Nicky Spence, ténor (Števa)
Aleš Briscein, ténor (Laca)
Jan Martiník, basse (Le contremaître, Le maire)
Hannah Hipp, mezzo-soprano (La femme du maire, La tante)
Evelin Novak, soprano (Karolka)
Claire Barnett-Jones, mezzo-soprano (Une bergère, Barena, Une voix à l’extérieur)
Erika Baikoff, soprano (Jano)
London Symphony Chorus (Villageois, Conscrits, Musiciens, Domestiques, Jeunes filles du village)
London Symphony Orchestra
Sir Simon Rattle, direction
Un album de 2 CD du label LSO Live LSO1.500897
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Photo à la une : le chef d’orchestre Sir Simon Rattle –
Photo : © Rui Camilo