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Valse mortelle

Il y a un tropisme français chez Eduard van Beinum, ses Debussy, ses Berlioz, ses Ravel dévoilent une poétique orchestrale qui aura modifié la nature sonore du Concertgebouw telle qu’il l’avait héritée de Willem Mengelberg.

Ce mélange détonant d’élégance et de cruauté éclate dans une Valse vampirique, d’une suavité vénéneuse, étrange course à l’abîme dont les envoûtements fascinent : cet orchestre si mobile, qui mord à la vitesse d’un aspic, sait être d’une seconde à l’autre sec puis voluptueux ; c’est celui de Ravel-même, ce qu’illustre au même degré de perfection une Rapsodie espagnole moite, inquiétante, pleine de rumeurs et d’ombres dont les gitaneries n’auront jamais été aussi cante jondo. Mais le Boléro lui-même, somptueusement étouffant, participe de la même saturation de l’espace.

Ce triplé Ravel est faramineux, après lui (ou avant dans l’ordre du disque), les Franck distillent une toute autre lumière. Psyché rêvé, très tendrement composé dans les soieries d’un orchestre décidément faramineux, est cent coudées au-dessus de ce que tous les orchestre français pouvaient alors y faire et les Variations symphoniques, où le jeune Géza Anda dissipe le brouillard en phrasant tout, sont un modèle de style prenant le contrepied de l’estampe incarnée par Walter Gieseking et Landon Ronald, autre version majeure du 78 tours. Mais c’est à ce Ravel parfaitement délétère que vous irez d’abord.

LE DISQUE DU JOUR

Maurice Ravel (1875-1937)
Rapsodie espagnole, M. 54
La Valse, M. 72
Boléro, M. 81
César Franck (1822-1890)
Psyché, FWV 47
Variations symphoniques pour piano et orchestre, FWV 46

Géza Anda, piano
Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam
Eduard van Beinum, direction

Un album du label Decca 4825491 (Collection « Eloquence Australia »)
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Photo à la une : © DR

Concert Department-18

Je crois bien que personne n’avait tenté cette mise en miroirs – et aussi en abîmes – entre Federico Mompou et Maurice Ravel. Adossant parmi les pages les plus lumineuses du Catalan deux opus les plus volatiles, les plus chargés d’énigmes et de suspensions que Ravel ait écrits pour son piano, Julien Brocal joue l’ensemble en doigts déliés, toucher–plume où s’exhaussent des arcs-en-ciel de cristal.

Quelle lumière dans ce piano, même dans les torpeurs de Oiseaux tristes, et quel piano, qui porte loin le son en l’affinant toujours, le Steinway étiqueté Concert Department -18. Celui de Vladimir Horowitz, rien moins, dont Eugen Istomin hérita, et que jouèrent pour quelques disques ou quelques concerts Rudolf Serkin, Leonard Bernstein.

L’équilibre de ce piano est singulier : basses impondérables toujours dans la résonance, médium clair et ample, aigus nacrés, sans aucune dureté, qui continuent à briller dans l’harmonie, et que Julien Brocal manie avec une délicatesse extrême, composant les timbres avec quelque chose d’onirique dans la conduite des phrasés, et jusque dans le flot des mesures qu’on ne voit plus tant les paysages les ont remplacées.

Ses Miroirs sont magiques à force d’apesanteur et de suggestions, son Alborada, si vive, un modèle qui évite le portrait pour essentialiser une sérénade sans aucun grotesque et sa Sonatine épurée jusqu’au fragile, toute en gris colorés, a quelque chose d’impondérable même lorsque son clairon funèbre s’esquisse dans le troisième mouvement.

Le poète parle tout autant dans les Paisajes et dans les Charmes de Mompou, mêlant dans leurs rêveries de cristal l’idée même du silence, dans le son-même des notes, secret d’une musique qui s’absente d’elle-même pour mieux se saisir de l’auditeur, où la suggestion serait une finalité. À la fin de l’album, Julien Brocal ajoute sa Nature morte, petit tombeau énigmatique où un oiseau triste danse seul une pavane, que le Catalan aurait pu rêver.

LE DISQUE DU JOUR

Reflections
Federico Mompou
(1893-1987)
Paisajes
Charmes
Maurice Ravel (1875-1937)
Miroirs, M. 43
Sonatine, M. 40
Julien Brocal (né en 1987)
Nature morte

Julien Brocal, piano

Un album du label Rubicon RCD1008
Acheter l’album sur le site du label Rubicon Classics ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : © DR